Le Spectateur du Nord rend très vite compte de la parution de L'Homme des champs, objet d'une recension anonyme étalée en deux livraisons, en août1 puis en septembre 18002.
Sans surprise, au vu des liens d'amitiés que les rédacteurs du journal avait tissés avec Delille lors de son passage à Hambourg en juin 1799, l'avis est très enthousiaste (on peut penser que Baudus ou Villiers ont eux-mêmes assuré la recension). Le texte commence par passer en revue les quatre chants, pour n'y signaler, avec force citations, que des réussites, tant pour la forme que pour les idées abordées, mais en motivant ces jugements. Puis la préface est examinée, et tout en reconnaissant la possibilité de trouver dans l'ouvrage des faiblesses, le critique juge inutile et ridicule de les exposer. Aucune mention n'est faite des éléments politiques disséminés dans le texte.
Le parcours de cette section, qui termine la première livraison de l'article, est conforme à celui des autres chants et l'avis très positif de l'auteur de la recension ne surprend pas, car il fait suite à l'intérêt marqué qu'il avait montré, dans son examen du chant 2, pour les motifs relatifs au génie civil et à l'agronomie savante. Nous segmentons son propos pour mieux distinguer les vers cités.
Le rédacteur commence par sélectionner des vers qui lui permettent à la fois de légitimer l'intérêt que Delille a porté au “système” déjà daté de Buffon, et d'engager une réflexion sur la possibilité de concilier fiction et réalité scientifique ou historique.
Dans le 3ème Chant, le poëte invite l'habitant des campagnes à des jouissances d'un autre genre [que dans le chant 2], à l'étude et à la contemplation de la nature. C'est par là qu'il pourra donner de l'intérêt à ses promenades, répandre du charme sur ses loisirs, et s'entourer dans sa demeure de merveilles instructives : cette idée indique d'avance la formation d'un cabinet d'histoire-naturelle. Le poëte remontant, pour ainsi dire, jusqu'à l'origine des choses3, a mis en beaux vers quelques-unes des opinions de Buffon dans sa théorie de la terre. On sait que ces opinions étoient en partie renouvelées du roman physique de Telliamed, ou pour parler sans anagramme, de Mr. de Maillet. Voltaire disoit que Buffon avoit recueilli ce système, comme un grand seigneur adopte quelquefois un enfant exposé et inconnu ; mais ajoutoit-il, le public philosophe n'a pas si bien reçu cet enfant, et il est difficile à élever. La poesie peut s'accommoder des systèmes que la science regarde comme des fictions, et s'il n'est vrai, il est au moins très-poëtique, de dire comme M. L'abbé Delille, en parlant des époques de la Nature:
Gloire, honneur à Buffon, qui pour guider nos sages,
Eleva sept fanaux sur l'Océan des âges.
Buffon ayant attribué au feu des volcans une grande partie des effets qu'il avoit d'abord regardés comme l'ouvrage des eaux, Mr. l'Abbé Delille a dû rappeler les désastres des terribles éruptions dont l'histoire nous a conservé le souvenir, et ce n'est pas un des morceaux les moins intéressans de ce 3ème chant. Tous les traits ici sont exacts, et la plupart ne sembleroient être cependant que le fruit de l'imagination, s'ils n'étoient attestés par tous les voyageurs qui ont visité les ruines de Pompeii et d'Herculanum.
Là grondoit un volcan : ses feux sont assoupis ;
Flore y donne des fleurs et Cérès des épis.
Sur l'un de ses côtés son désastre s'efface,
Mais la pente opposée en garde encor la trace.
C'est ici que la lave en longs torrens coula ;
Voici le lit profond où le fleuve roula,
Et plus loin à longs flots sa masse répandue
Se refroidit soudain et resta suspendue.
Dans ce désastre affreux quels fleuves ont tari,
Quels sommets ont croulé, quels peuples ont péri ?
Les vieux âges l'ont su, l'âge présent l'ignore ;
Mais de ce grand fléau la terreur dure encore.
Un jour, peut-être un jour, les peuples de ces lieux,
Que l'horrible volcan innonda [sic] de ses feux,
Heurtant avec le soc les restes de murailles,
Découvriront ce gouffre, et, creusant ses entrailles,
Contempleront au loin avec étonnement
Des hommes et des arts ce profond monument ;
Cet aspect si nouveau des demeures antiques ;
Ces cirques, ces palais, ces temples, ces portiques ;
Ces gymnases, du sage autrefois fréquentés,
D'hommes qui semblent vivre encor tout habités :
Simulacres légers, prêts à tomber en poudre,
Tous gardant l'attitude où les surprit la foudre ;
L'un enlevant son fils, l'autre emportant son or,
Cet autre ses écrits, son plus riche trésor ;
Celui-ci dans ses mains tient son dieu tutélaire ;
L'autre, non moins pieux, s'est chargé de son père ;
L'autre paré de fleurs et la coupe à la main,
A vu sa dernière heure et son dernier festin4.
Vers concernés : chant 3, vers 175-176 et 145-174.
Le rédacteur se montre ensuite embarrassé pour sélectionner d'autres vers, par excès de matière.
A coté de ce morceau, on peut placer ceux qui ont pour objet les eaux minérales, les avalanches, l'herborisation, et enfin la collection des objets les plus intéressans qu'offrent les trois règnes de la nature pour former un cabinet d'histoire-naturelle. Nous ne citerons qu'un fragment du dernier, où le poëte parle des insectes :
Vous tous dans l'univers en foule répandus,
Dont les races sans fin, sans fin se renouvellent.
Insectes, paroissez, vos cartons vous appellent.
Venez, avec l'éclat de vos riches habits,
Vos aigrettes, vos fleurs, vos perles, vos rubis,
Et ces fourreaux brillans et ces étuis fidèles
Dont l'écaille défend la gaze de vos ailes ;
Ces prismes , ces miroirs, savamment travaillés,
Ces yeux qu'avec tant d'art la nature a taillés,
Les uns, semés sur vous en brillans microscopes,
D'autres se déployant en de longs, télescopes.
Montrez-moi ces fuseaux, ces tarrières, ces dards,
Armes de vos combats, instrumens de vos arts,
Et les filets prudens de ces longues antennes.
Qui sondent devant vous les routes incertaines.
Que j'observe de près ces clairons, ces tambours,
Signal de vos fureurs, signal de vos amours.
Qui guidoient vos héros dans les champs de la gloire,
Et sonnoient le danger, la charge et la victoire ;
Enfin tous ces ressorts, organes merveilleux,
Qui confondent des arts le savoir orgueilleux,
Chefs-d'oeuvres [sic] d'une main en merveilles féconde,
Dont un seul prouve un Dieu, dont un seul vaut un monde5.
Vers concernés : chant 3, vers 554-576.
L'auteur signale à cette occasion que “Des notes instructives expliquent tout ce qui ne peut être qu'indiqué par la poésie dans un morceau de ce genre6”. Puis il aborde la fin du chant, pour en souligner la cohérence : certes, la mention de la chatte Raton surprend, mais tout l'art de Delille consiste à faire sembler nécessaire ce brusque changement de registre.
Le poète recommande de laisser aux collections, qui décorent le palais des Rois,
Ces corps où la nature a violé ses lois.
mais si l'homme des champs a perdu, ou un oiseau qui lui fut cher, ou un chien, ami fidèle, c'est dans son cabinet qu'il doit trouver un élysée ; c'est-là qu'on veut le voir, dit le poëte ; et ce précepte réveillant en lui le souvenir d'une perte semblable, il ajoute :
C'est-là que tu vivrois,
O toi ! dont Lafontaine eût vanté les attraits,
O ma chère Raton, qui, rare en ton espèce,
Eus la grâce du chat et du chien la tendresse ;
Qui fière avec douceur et fine avec bonté,
Ignoras l'égoïsme à ta race imputé.
Là je voudrois te voir, telle que t'ai vue
De ta molle fourrure élégamment vêtue,
Affectant l'air distrait, jouant l'air endormi,
Epier une mouche ou le rat ennemi,
Si funeste aux auteurs, dont la dent téméraire
Ronge indifféremment Dubartas et Voltaire ;
Ou telle que tu viens, minaudant avec art,
De mon sobre diner solliciter ta part ;
Ou bien le dos en voûte et la queue ondoyante,
Offrir ta douce hermine à ma main caressante ,
Ou déranger gaiment par mille bonds divers
Et la plume et la main qui t'adressa ces vers.
Il n'est pas facile de passer ainsi des mystères de la nature, ou des effets terribles des volcans à l'apothéose d'un chat ; et cependant on s'y trouve conduit dans ce 3ème chant par une pente aussi agréable qu'elle est rapide7.
Vers concernés : chant 3, vers 622 et 633-650.
Dans la seconde livraison, le rédacteur se livre à la même lecture du chant 4 et de la préface, et il loue le fait que Delille se soit astreint à limiter la place des “acteurs” humains dans son poème, pour tenter d'émouvoir à partir d'autres êtres. Puis il motive ainsi son choix de limiter les critiques :
En faisant connoître la marche du poëme, nous en avons cité ce qui nous avoit le plus frappé et nous avons ainsi rendu compte à nos lecteurs de l'impression qu'il avoit produite sur nous. C'étoit le seul but que nous pussions nous proposer. Si nous eussions lu et analysé l'ouvrage avec l'intention de le critiquer, nous aurions pu relever quelques fautes ; car il en échappe aux plus grands poètes : Quandoque bonus dormitat Homerus. Mais il n'appartient qu'aux Voltaire de commenter les Corneille ; il faudroit faire des vers comme Racine, pour critiquer Mr. l'Abbé Delille… Assez d'autres journalistes cependant, en parlant des Géorgiques françaises, se récrieront sur le défaut de plan et noteront quelques négligences, quelques expressions trop répétées, quelques hémistiches, peut-être même des vers entiers, qui manquent d'harmonie : mais en lisant l'Homme des champs, nous n'avons pas voulu gâter nos jouissances ; après l'avoir lu, nous ne serons pas ingrats. Eh ! qui pourroit être assez ennemi de soi-même pour s'occuper, dans un parterre délicieux, de chercher quelques fleurs bien rares, qui seroient privées d'éclat ou de parfum ?
Les critiques les plus sévères ne pourront s'empêcher de reconnoitre dans ce poëme le grand art avec lequel Mr. l'Abbé Delille sait varier le mouvement du vers, exprimer et ennoblir tous les détails techniques, vaincre des obstacles réputés jusqu'à lui invincibles, joindre enfin la grâce à la force, à l'élégance et à la précision.
L'Auteur des Géorgiques françaises a voulu faire aimer les champs. Mais ce but est plus élevé qu'il ne le paroit d'abord ; et comme il le dit lui-même,
Qui fait aimer les champs, fait aimer la vertu.
Voilà ce que Mr. L'abbé Delille annonce dès le début de son poëme : voilà ce qu'il promet, et il tient parole8.