Propriété du satiriste royaliste Colnet du Ravel, le Journal d'opposition littéraire publie en 1800 une recension positive de L'Homme des champs1. S'il reconnaît que le poème n'est pas exempt de quelques défauts, Colnet s'efforce de défendre Delille contre ses détracteurs, prenant parfois ceux-ci à parti. Selon lui, l'harmonie, l'élégance, les contrastes, le style et les images de la poésie dellilienne produisent un tel enchantement qu'elles rachètent amplement les défauts liés au plan, aux descriptions ou aux épisodes.
Colnet débute son article en revenant sur le succès inouï que connaît L'Homme des champs. L'ouvrage de Delille plaît selon lui à un public très large. Il attire aussi bien les lettrés que les amatrices de madrigaux galants, et touche toutes les tranches d'âge :
Toutes les éditions s'épuisent avec une rapidité incroyable. Ceux qui ont fait quelques études (dans un tems où l'on étudioit), l'ont déjà lu plusieurs fois, et le relisent encore avec un plaisir nouveau. Ceux qui ne lisent aucun livre, achètent l'Homme des Champs, et veulent passer pour l'avoir lu : il est dans les mains des vieillards, il est dans celle des enfants ; les femmes même, qui n'aiment que les madrigaux composés en leur faveur, ont placé les Georgiques françaises sur leurs toilettes2.
Selon Colnet, l'accueil prodigieux que le public réserve à L'Homme des champs peut s'expliquer de deux manières :
Dans l'esprit de Colnet, la révolution a été dommageable à la poésie, qui fut depuis envahie d'écrivaillons, de versificateurs dénués de goût et de talent, de simples “écoliers” :
Depuis douze ans, la poésie française est en proie à de misérables écoliers, qui, réunis dans leur lycées, fatiguent ceux qui les entendent de leurs insipides productions. Les règles du bon goût méconnues, les principes posés par nos grands maîtres audacieusement violés, le bon sens et la raison outragés, voilà ce que nous présentent les ouvrages publiés par ces apprentis versificateurs. Depuis douze ans, c'est-à-dire, depuis l'origine d'une révolution qui a réduit les Muses françaises au silence, nous soupirions après de bons vers, qui nous rappelassent le tems où notre langue étoit celle des poëtes et des dieux. Les Géorgiques françaises ont paru, et elles ont été pour nous ce qu'après une sécheresse brillante, fut, pour l'agriculteur impatient, la pluie bienfaisante qui fertilisa ses champs3.
L'autre raison du tirage exceptionnel de L'Homme des champs réside selon Colnet dans l'affection qu'ont les français pour Delille, dont l'exil n'a fait qu'augmenter le capital sympathie. Colnet interprète la réussite de L'Homme des champs en termes politiques, car soutenir Delille, c'est s'opposer au pouvoir actuel et à l'Institut :
Une autre cause paroît avoir contribué au succès des Géorgiques. M. l'abbé Delille est généralement aimé; tout ce qu'il a souffert depuis quelques années, le fait encore aimer davantage. Il semble qu'on veuille le venger d'un exil qui ne flétrit que ses proscripteurs. Enfin, l'horreur et le mépris qu'inspire les littérateurs de l'Institut, semblent ajouter à cette affection universelle4.
Lorsqu'il aborde le troisième chant, Colnet commence comme il en a l'habitude par pointer quelques défauts. À l'en croire, Delille s'y est montré quelque peu négligent en matière de sonorités, notamment dans le cas d'un des derniers vers du chant, que le poète devra revoir :
Il corrigera [cet alexandrin] où la même lettre trop souvent répétée détruit l'harmonie :
O ma chère Raton ! si [sic] rare en ton espèce…5.
Vers cité : chant 3, vers 635.
Colnet souligne en outre que les mêmes rimes reviennent trop souvent et y voit un signe de la méthode de composition disparate de l'auteur. Un peu à la manière de Chaussard, le critique aligne ensuite un nombre impressionnant d'exemples pour étayer ses dires :
C'est en partie à cet isolement des différents tableaux, qu'il faut attribuer les nombreuses négligences dont ce poëme fourmille. Le troisième chant est celui qui prête le plus à la censure, par les répétitions des mêmes rimes, que l'on rencontre à chaque instant. Il est vrai que les auteurs anglais, dont la langue est beaucoup plus riche que la nôtre, se permettent ces répétitions, sans choquer leurs lecteurs ; mais chez nous, on les impute à la pauvreté de l'écrivain. Qui croiroit donc que, dans un petit nombre de vers, M. l'abbé Delille ait pu rapprocher des autres ceux que je vais citer :
Buffon quitta trop peu sa retraite profonde,
Des bosquets de Montbard Buffon jugea le monde
La mer couvrit les uns par des couches profondes,
D'autres ont recouvert le vieux séjour des ondes.
Lança sur l'eau la terre, et la terre dans l'onde,
Et roula le chaos sur les débris du monde.
Leurs traits inaltérés, leurs couches plus profondes,
Des lits que de la mer ont arrêté les ondes.
Dans la concavité de ses roches profondes.
Où des fleuves futurs l'air déposoit les ondes.
Jusqu'au sommet des monts lança la mer profonde,
Et tourmente en courant les airs, la terre et l'onde.
Mais, fils du tems, de l'air, de la terre et de l'onde,
L'histoire de ce grain est l'histoire du monde.
Tous ces nombreux vaisseaux, suspendus sur les ondes,
Sont le nœud des états, les couriers des deux mondes.
Echanges éternels de la terre et de l'onde,
Qui semblent lentement se disputer le monde.
Là, le Tems a tracé les annales du monde,
Vous distinguez ces monts, lents ouvrages de l'onde
Ici, de frais vallons, une terre féconde;
Là des rocs décharnés, vieux ossements du monde.
Mais la grandeur d'un Dieu, mais sa bonté féconde,
La nature immortelle, et les secrets du monde.
Ils offrent de plaisirs une source féconde,
L'extrait de la nature et l'abrégé du monde.
Enfin tous ces objets, combinaison féconde,
De la flamme, de l'air, de la terre et de l'onde.
Chefs d'oeuvre d'une main en merveilles féconde,
Dont un seul prouve un Dieu, dont un seul vaut un monde,
L'on ne m'accusera pas d'aimer trop peu l'abbé Delille ; je dois cependant avouer que ces négligences déparent son poëme ; espérons qu'une nouvelle édition les fera disparoître6.
Vers cités : chant 3, vers 79-80, 91-92, 127-128, 179-180, 191-192, 219-220, 231-232, 263-264, 315-316, 339-340, 459-460, 487-488, 503-504, 575-576.
Après le temps des reproches vient celui des louanges. Les petits défauts qui entachent l'ouvrage de Delille ne doivent pas masquer ses beautés abondantes. Colnet, comme beaucoup d'autres critiques, exalte le passage dans lequel Delille imagine un visiteur parcourant une ville autrefois détruite par une éruption volcanique. Il met particulièrement l'accent sur la capacité du texte à se faire image. L'énergie, première qualité de la peinture delillienne selon Colnet, est l'effet attendu de l'hypotypose :
Mais dans ce moment, où je m'appesantis sur ces fautes légères,
Quas aut incuria fudit
aut humana cavit parum natura…7.
mes yeux se portent sur la foule des beaux vers qu'offre cet ouvrage. Quelle énergie dans la peinture des éruptions volcaniques ! Je vois ces monumens
D'hommes qui semblent vivre encor tout habités,
Simulacres légers prêts à tomber en poudre,
Tous gardant l'attitude où les surprit la foudre 8.
Vers cités : chant 3, vers 166-168.
L'une des grands chevaux de bataille de Colnet, comme on aura déjà pu s'en apercevoir, est d'assurer une opposition ferme et continuelle aux Idéologues de l'Institut. Dans la dernière partie du compte rendu, il réagit à une critique qu'avait formulée Ginguené dans la recension du poème qu'il avait écrite pour la Décade. Selon lui, la critique de Ginguené est motivée par un détestable esprit de parti :
A cette description succède l'éloge de Buffon. Je lis et j'admire ce vers de goût : Buffon,
Par ses ambassadeurs courtisa la nature.
Ici le rédacteur de la Décade, Ginguené, s'écrie : “Vous avez tort de l'appeler un grand génie, puisqu'il n'a pas vu la nature par lui-même.” Quelle puérile objection ! Buffon cesseroit-il donc d'être un homme de génie, parce qu'il auroit ajouté foi trop aveugle aux relations des savans qu'il envoyoit dans les pays étrangers, pour y observer la nature ?
C'est ce même Ginguené, qui blâme dans le premier chant le portrait du curé, parce qu'il n'est pas assez philosophique; c'est le même Ginguené qui reproche à l'Homme des Champs des fautes qui ne peuvent être attribuées qu'à l'imprimeur, tant est aveugle l'esprit de parti ! C'est enfin ce Ginguené qui veut opposer à notre Virgile un je ne sais quel Lebrun, membre de l'Institut national. Nous ne tarderons pas à les mettre l'un et l'autre à leur place ; en attendant, pardonnons aux taches de l'Homme des Champs, en faveur des beautés dont il étincelle9.
Vers cité : chant 3, vers 184.
L'année même de sa parution, Colnet du Ravel reprend le cœur de ce compte rendu, dans un pamphlet anonyme au fil duquel Delille est constamment loué comme un modèle littéraire et moral qui contraste avec la production et l'attitude des écrivains ayant accepté de s'associer à l'Institut10.
Accès à la numérisation du texte : Google Books
Auteur de la page — Nicolas Leblanc 2017/08/25 21:51