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Bridel, Jugement sur les ouvrages de Jaques Delille

Comme l'indique son titre complet, orné d'une malheureuse coquille sur le prénom du poète, le Jugement sur les ouvrages de Jaques Delille et en particulier sur ses traductions. Sujet prescrit pour une dissertation présentée au concours pour la chaire de la littérature française pour l'Académie de Lausanne1, publié en 1816, est un exercice académique, composé par le pasteur Philippe-Louis Bridel en vue d'obtenir un poste universitaire.

Bridel s'étend assez longuement sur le poème. Après avoir défini les Géorgiques comme “une Poésie didactique [dont l']objet est la science de l'Agriculture, traitée d'une manière agréable, et ornée des beautés poétiques2”, il note que L'Homme des champs s'en écarte :

[L'œuvre] une production charmante et pleine de délicatesse. Elle fait aimer toutes les vertus et surtout la bienfaisance. Sa lecture attache au point qu'on ne peut se résoudre à l'interrompre, et quand on l'a lue, on la relit avec plaisir. C'est sans contredit un des meilleurs ouvrages de Delille. Au reste il ne ressemble en rien à ce qu'on appelle communément Géorgiques. C'est un genre absolument neuf et qui fut créé par notre poëte. Je trouve cependant qu'il a un air de famille avec les Saisons de St. Lambert qui pourraient bien en avoir donné la première idée. Quoiqu'il en soit, tandis que les autres poètes avaient présenté d'utiles leçons sur l'Agriculture, le nôtre s'appliqua à faire connaître les jouissances de la campagne et à ramener insensiblement les hommes à des plaisirs plus purs et plus doux que ceux qu'on achète à grand prix dans le tumulte des villes3.

Puis il passe en revue chaque chant, en une extrayant de petits extraits, avec force éloges. Face au chant 3, le critique se refuse à limiter son admiration à la question des difficultés vaincues :

Le troisième Chant est remarquable par la nature du sujet. Il ne s'agit pas moins que de peindre les occupations et les plaisirs du Naturaliste. Le Poète nous le montre dans ses méditations, dans ses champs, dans ses excursions botaniques, se faisant un herbier, se formant un cabinet, arrangeant l'un et l'autre avec discernement, avec méthode et joignant un goût épuré à une érudition prodigieuse. Il peint vivement la ruine de Pleurs et le désastre d'Herculanum. Il parle du grain de sable et de la mer, des eaux thermales et de leur utilité, des volcans et des avalanches, de l'étude des animaux et de ses plaisirs. Il termine ce Chant par une apostrophe à sa chatte Raton. C'est un des jolis morceaux sortis de la plume de notre Poète. Quand ce troisième Chant n'aurait d'autre mérite que celui d'une grande difficulté vaincue, il mériterait d'être distingué par les amis de la Poésie ; mais il en a encore plusieurs autres. Il montre tout à la fois l'imagination brillante et l'étonnante fécondité de l'Auteur. Les vers y coulent avec beaucoup de facilité, l'art y est habilement voilé et le sujet le moins propre à la poésie y devient extrêmement poétique. On y trouve des morceaux où Delille s'élève à la hauteur d'Horace, par exemple dans l'hommage qu'il rend à Mr. de Buffon :

Gloire, honneur à Buffon, qui, pour guider nos sages,
Eleva sept fanaux sur l'Océan des âges,
Et noble historien de l'antique Univers, etc.

Il y en a d'autres où il fait sortir de l'objet le plus mince des idées philosophiques et des réflexions profondes, on sent que je veux parler du grain de sable.

Enfin de ces grands monts humble contemporain,
Ce marbre fut un roc, ce roc n'est plus qu'un grain ,
Mais fils des temps, de l'air, de la terre et de l'onde,
L'histoire de ce grain est l'histoire du monde.

Ailleurs il nous rappelle des jouissances puisées dans la simple nature, mais dont l'homme environné du luxe des villes, ne voit jamais la peinture sans intérêt et sans émotion. Telle est la description du repas champêtre des Botanistes dans un site où ils ont

Des arbres pour lambris, pour tableau l'horizon ,
Les oiseaux pour concert, pour table le gazon,
Le laitage, les œufs, l'abricot, la cerise,
Et la fraise des bois que leurs mains ont conquise.

Veut-on un nouvel exemple de l'art d'embellir tous les objets ? On le trouvera dans le morceau qui commence par ces vers :

Là, je place le ver, la nymphe, la chenille,
Son fils, beau parvenu, honteux de sa famille, etc.

En veut-on de l'art de décrire ? Qu'on se souvienne de Raton qui sait…

Affectant l'air distrait, jouant l'air endormi,
Epier une mouche ou le rat ennemi
………
Qui vient… le dos en voûte et la queue ondoyante,
Offrir sa douce hermine à ma main caressante4.

Vers concernés : chant 3, vers 175-177, 217-220, 449-452, 539-540, 642-643 et 647-648

Bridel considère que L'Homme des champs forme, avec Les Jardins et L'Imagination, “les principales productions de Mr. Delille”, ce qui justifie qu'il leur ait consacré une analyse plus détaillée qu'à ses autres poèmes5. Pour lui, le texte de 1782 et notre poème forment un ensemble où “Tout Delille se voit” – et ce que voit Bridel, conformément à son ministère, c'est outre une excellente plume, l'expression d'une âme dénuée de malignité :

On y découvre la richesse de son imagination, sa versification facile, la légèreté de sa touche, la grâce de son pinceau, la fraîcheur de son coloris et le fini de ses portraits. On y remarque un bon choix d'épithètes, un rapport exact entre les pensées et les mots (avec quelques néologismes qu'il aurait pu éviter) ; l'art de vaincre les difficultés les plus grandes, celui de varier, d'intéresser et d'embellir. C'est un poète constamment appliqué a inspirer aux hommes le goût d'une vie paisible, l'horreur du vice et l'amour de la vertu. Dans ses ouvrages on ne trouve rien qui puisse corrompre les ames ou alarmer la pudeur. Point de sentimens exagérés, de tableaux licencieux, d'équivoques libertines. Il met en défaut l'imagination la plus déréglée, en jetant une gaze sur certains tableaux, en glissant sur quelques images, et en passant d'une manière brusque à des sujets tout différens.[…]
Lorsque vous verrez une mère entrer en hésitant dans un magazin [sic] de Librairie, chercher d'une main tremblante un de ces ouvrages qu'on appelle de goût, et se dire peut-être en secret : Est-ce une fleur, est-ce un poison que je vais donner à ma fille ? Montrez-lui l'Homme des Champs, le Poëme des Jardins, celui de l'Imagination ; indiquez-lui toutes les œuvres de Delille6.

Pour Bridel, il ne fait dès lors nul doute que Delille soit devenu un classique, bien ancré dans les mémoires – ce qui explique qu'il se contente de citer quelques vers en estimant que ses lecteurs seront à même de les compléter :

[…] malgré les reproches qu'on a faits à Mr. Delille, reproches dont quelques-uns sont mal fondés, les autres outrés par l'esprit de parti et envenimés par l'envie ; ses ouvrages sont de tous ceux que je connais les plus propres à former un jeune Poète ; ils lui donneront du goût, de la sensibilité, de la délicatesse ; ils échaufferont sa verve naissante, ils lui feront pressentir tous les trésors qui sont encore cachés dans le Dédale de l'Imagination. Mr. Delille, considéré sous ce point de vue est donc un poète classique.
Il y a encore une réflexion à faire. Jamais peut-être la poésie n'a été moins appréciée, moins cultivée qu'elle ne l'est aujourd'hui. Il y a beaucoup de personnes que les vers ennuyent ; il y en a même qui se sont fait une loi de n'en plus lire. Malgré cette aberration du goût, les ouvrages de Mr. Delille trouvent des lecteurs ; on se plait à en citer des fragmens dans les conversations, on en apprend des tirades entières ; Mr. Delille a donc un mérite très-réel et très-reconnu7.

Accès à la numérisation du texte : Google Books.


Auteur de la page — Hugues Marchal 2019/03/10 00:28
Relecture — Morgane Tironi 2022/08/18 16:45


1 Philippe-Louis Bridel, Jugement sur les ouvrages de Jaques Delille, s.l., impr. Hignou Aîné, 1816.
2 Id., p. 11.
3 Id., p. 12.
4 Id., p. 17-18.
5 Id.,p. 20.
6 Id., p. 21.
7 Id., p. 21-22.