====== L'Homme des bois ====== [[#Présentation de l’œuvre|Présentation de l’œuvre]] \\ [[#Le chant 3 revisité|Le chant 3 revisité]] \\ [[#Tableau de concordance|Tableau de concordance]] \\ [[#Les outils du parodiste|Les outils du parodiste]]\\ [[#Liens externes|Liens externes]]\\ ===== Présentation de l’œuvre ===== //L'Homme des bois, ou l'homme des champs travesti//, est une longue **parodie** du poème de Delille, publiée dès 1801 par un auteur non identifié, qui signe des initiales [[ps|P. S.]] Cette réécriture « burlesque » et en octosyllabes suit pas à pas son modèle, pour en écorner jusqu’aux plus beaux morceaux. Mais la préface montre que parodier peut constituer un **hommage**. L’auteur y justifie en effet sa démarche en arguant de l'immense succès de son modèle, et il attaque les critiques qui ont reproché à //L’Homme des champs// un manque de structure. N’est-ce pas un plan, demande-t-il, "que d’avoir pu réunir dans un cadre si étroit, tout ce que la poésie a d’enchanteur, tout ce que l’harmonie a de céleste[(//L’Homme des bois, ou L’Homme des champs travesti, poëme burlesque en quatre chants//, Paris, Barba, 1801, p.(nbsp)!!xxii!!.)](nbsp)?" Le parodiste donne son propre travail comme gage de cette défense(nbsp): "si jamais il fut difficile de répandre de la gaieté" sur un texte, estime-t-il, "c’est sans doute sur celui-ci, où tout est grand, sérieux et de la plus grande beauté", et où, "pour dix vers de défectueux, et quelque uniformité dans les tableaux champêtres", on trouve "mille choses charmantes qui rachettent ces légers défauts[(//Id//., p.(nbsp)!!xxiv!!.)]". ===== Le chant 3 revisité ===== La réécriture se déploie sur 425 octosyllabes, contre 650 alexandrins dans l'original. Contrairement à son modèle, **l'auteur ne s'astreint pas aux rimes suivies, ce qui facilite sans doute un démarquage étroit des contenus**. Allons, Muse, un peu de courage, \\ Suivons les ordres du destin ; \\ S’arrêter en si beau chemin \\ Ne serait ni prudent ni sage. [5] Fixons d’un regard assuré \\ Le terme de notre voyage : \\ Ce pays est un peu sauvage, \\ Et plus d’un auteur égaré \\ Sans doute y fit plus d’un naufrage. [10] Mais le hardi navigateur \\ Qui doubla le cap de Tourmente[(Actuel cap Tourmente, cap canadien situé sur le Saint-Laurent et baptisé ainsi par Champlain.)] \\ Ne cède pas à l’épouvante, \\ Lorsqu’il a franchi l’équateur. Suivons donc ce mortel aimable, \\ [15] Si vertueux dans ses penchans, \\ Qui n’aime au monde que les champs, \\ Et donne tout le reste au diable. Vous donc qui n’avez d’autre soin, \\ D’autres plaisirs que la campagne, \\ [20] Munissez-vous d’une compagne \\ Pour satisfaire à vos besoins : \\ Faites-vous quelques connaissances \\ Pour y doubler vos jouissances ; \\ L’homme seul bâille, dort, languit ; \\ [25] Mais à deux on se réjouit. Alors s’il vous prend fantaisie \\ D’apprendre la Géologie, \\ Prenez votre petit Albert[(On appelait "petit Albert" un traité populaire, diffusé en abondance par colportage au 18/^e^/ siècle : les //Secrets merveilleux de la Magie naturelle et Cabalistique du Petit Albert//. Ce manuel n’a rien à voir avec la géologie, mais il offrait, entre autres, des recettes pour réparer les pucelages, avoir du raisin au printemps ou connaître les peuples féeriques habitants les quatre éléments…)], \\ C’est le livre dont je me sers. [30] Allons, sortons, car il me semble \\ Que pour deviner ses secrets, \\ Nous les trouverons mieux ensemble. Parmi le nombre de sujets \\ Que votre domaine rassemble, \\ [35] J’aime à voir ces champs raboteux, \\ Ces bois, ces crevasses affreuses, \\ Ce mont pelé, voluptueux, \\ Et ces empreintes désastreuses \\ Dont l’aspect est superbe.... affreux ! [40] Pour expliquer cette harmonie, \\ Besoin n’est d’un double génie ; \\ Ce sont des mystères profonds \\ Que connaissent tous les bouffons. L’un dit que Dieu levant l’écluse \\ [45] Qui bridait jadis le déluge, \\ Laissa tant pleuvoir ici-bas, \\ Qu’il nous mit dans un mauvais cas. Forcé de trouver un refuge, \\ L’homme pressé de toutes parts, \\ [50] Voyait s’élever des montagnes \\ Où jadis avec leurs compagnes \\ Venaient barbotter ses canards. Enfin, tout mouillé par l’orage, \\ Il se recueille, prend courage, \\ [55] Et grimpe le mont Saint-Bernard. Là son œil vit d’étranges choses, \\ Et d’horribles métamorphoses ; \\ Le grand trou de Maupertuis, \\ Et les tourbillons de Descarte[(Alliance bouffonne de deux systèmes physiques incompatibles, la théorie newtonienne (défendue en France par Maupertuis) et la théorie cartésienne des tourbillons.)], \\ [60] Enfin il vit bien du pays \\ Qu’on ne trouve plus sur la carte. C’est depuis ce temps inconnu \\ Qu’on trouve la terre sur l’onde, \\ Et que la mer enlève au monde \\ [65] Les deux tiers de son revenu. Mais sans aller chercher la cause, \\ Bornez-vous aux effets constans ; \\ Laissez, laissez couler le temps, \\ Qu’il galoppe ou qu’il se repose, \\ [70] Et jouissez de vos instans. \\ Ah ! ah ! voici quelque merveille ; \\ Voyons, abordons ce vieillard, \\ À son récit prêtons l’oreille. Vous voyez ces débris épars, \\ [75] Dit-il, et ces roches profondes ? \\ C’est là qu’un fleuve impétueux \\ Jadis a déposé ses ondes. \\ Mais, ô souvenir ! jour affreux ! \\ Le fleuve filtrant goutte à goutte, \\ [80] Trouvant le rocher trop pesant, \\ Un beau jour vous brise la voûte, \\ Et s’élève comme un géant. \\ Alors, dans l’accès de sa rage, \\ Il emporta jusqu’au village. [85] Je vous parle de plus d’un jour ; \\ Car s’étant ennuyé sans doute, \\ Dès long-temps il changea de route, \\ Et n’est pas encor de retour. Mais dans deux cents mille une année \\ [90] On prétend qu’il doit revenir, \\ Quand il aura fait sa tournée. Ainsi donc, pour vous en finir, \\ Voyons ces mouvemens du monde ; \\ Voyez cette terre féconde, \\ [95] Qui, sur les monts où l’ont jeté [//sic//] \\ Les siècles, les vents et nos rimes \\ Garde à la pointe des abîmes \\ Sa forme et sa virginité. Ici l’ouragan indompté \\ [100] Vomissant les feux et la foudre, \\ Brise, soulève et met en poudre \\ Hameau, campagnes et cités ; \\ Si, que le fleuve épouvanté \\ Fuyant dans la mer Pacifique, \\ [105] Fut si fortement balotté, \\ Qu’il vint tomber dans la Baltique. Les feux sont bien d’autres mutins ; \\ Ils ont leurs torrens, leurs tempêtes, \\ Chaque jour vous voyez des têtes \\ [110] En donner des signes certains. Les âmes folles et brûlantes, \\ Dans leurs passions turbulentes, \\ Le bruit, les ravages des camps, \\ Sont les images des volcans. [115] Mais bientôt la fille d’Astrée[(La périphrase paraît désigner Thémis, déesse de la justice et de la paix, et fille, selon certaines traditions, d’Astrée et Jupiter.)], \\ Sillonnant la voûte azurée, \\ Descend l’olivier dans ses mains, \\ Et vient consoler les humains. Alors Flore avec sa corbeille \\ [120] Vient planter la rose et le lis. \\ Douce et consolante merveille, \\ Je ne vois plus que des épis \\ Où jadis la Mort en furie \\ Moissonnait ces jeunes héros \\ [125] Que pleure encore la patrie. Du moins, pour adoucir nos maux, \\ La Vertu, jadis si farouche, \\ Au jeune Hymen offre sa couche ; \\ Et de leurs feux réparateurs \\ [130] Sont déjà nés les nouveaux braves \\ Qui seront un jour leurs vengeurs, \\ Et l’épouvante des esclaves. Mais, Muse, que sont devenus \\ Mes conseils, nos champs, nos prairies, \\ [135] Le charme de nos rêveries, \\ Et nos plaisirs trop peu connus ? Laissons-là les camps, les batailles, \\ Et tous les débris des cités, \\ Cherchons quelques antiquités ; \\ [140] Ouvrons le sol jusqu’aux entrailles. Là l’œil, avec étonnement, \\ Voit cet immense monument \\ Des arts de Rome et de la Grèce \\ Que peut-être un jour dans Lutèce \\ [145] Profanera maint ignorant. Parmi ces marbres, ces portiques, \\ Et tous ces palais magnifiques, \\ Jadis du sage fréquentés, \\ Qui semblent encore habités, \\ [150] Voyez ces grotesques figures \\ Conserver encor leurs allures, \\ Leurs caractères et leurs penchans. Contemplez ces tableaux touchans : \\ De ce fils emportant son père, \\ [155] Cet autre son Dieu tutélaire ; \\ Cet Harpagon[(Personnage de //L’Avare// de Molière.)] qui cache encor \\ Ses clefs, ses coffres et son or ; \\ Et ce pauvre rimeur bancroche, \\ Qui fourre ses vers dans sa poche ; \\ [160] Et ce buveur qui dans sa main \\ Tient son dernier verre de vin. \\ Tous sont prêts à tomber en poudre, \\ Tous ont encor le mouvement, \\ Et je vois d’ici le moment \\ [165] Où les aura surpris la foudre. Gloire à ce sublime bouffon, \\ Qui, dans sa retraite profonde, \\ De plus d’un mystère profond \\ A daigné faire part au monde. [170] Il fut un mauvais voyageur ; \\ Mais dans son manoir solitaire, \\ Il eut plus d’un ambassadeur \\ Qui, des pôles à l’équateur, \\ Allait et venait pour lui plaire. \\ [175] Oh ! S’il eût vu ces monts fameux, \\ Le Cantal et le Puy-de-Dôme, \\ Planer sur les airs orageux ! \\ Ces laves, ces volcans nombreux, \\ Si dignes de nos curieux, \\ [180] Et des regards d’un si grand homme, \\ Il nous eût dit comment la mer \\ Couvrit de cent couches profondes \\ Cet antique séjour des ondes \\ Que les volcans ont entrouvert. [185] En voyant les grandes images \\ Qu’a fait la longue main des âges, \\ Il eût bien vu que le chaos, \\ Sans doute laissa là ses os. Il aurait augmenté sa gloire \\ [190] En faisant quelque longue histoire \\ De ce grain de sable mouvant, \\ Si précieux pour un savant, \\ Qui balotté par nos //espiègles//, \\ A roulé dans la main des //siècles//, \\ [195] Et dans les mers a tant coulé, \\ Sur les monts il a tant roulé, \\ Qu’enfin descendu de leurs cîmes, \\ On le trouve encore tout moulé \\ Dans les plus profondes des abîmes. [200] Enfin, humble contemporain, \\ Du grand-œuvre de Prométhée, \\ Cette merveille si vantée, \\ Ce grain aujourd’hui n’est qu’un grain ; \\ Mais fils du temps, des airs, de l’onde, \\ [205] Ce grain est l’histoire du monde. Combien de sources de plaisirs \\ Peuvent occuper vos loisirs ! \\ Combien de riches phénomènes \\ Contient la mer dans ses domaines ? [210] Ô mer, ô mer, terrible mer ! \\ Qui d’un souvenir trop amer, \\ Frappe mon âme épouvantée ; \\ J’ai vu tes ondes engloutir \\ Mon émeraude, mon saphir, \\ [215] Mon café, mes joujoux d’Ophir[(Ville ou région citée dans la Bible pour sa richesse.)], \\ Et ma perruche de Morée[(Le Péloponnèse.)]. Ici mes pensers sont profonds \\ Comme tous ces gouffres sans fonds. Là disparurent ces richesses \\ [220] Si chères à nos élégans, \\ Que l’or des petites maîtresses \\ Dispute à tous les élémens. Trop innocente fantaisie \\ Qu’un sibarite infortuné \\ [225] Attendait pour son déjeuné \\ Des bords paisibles de l’Asie. C’est là qu’enfoncé sous les eaux \\ Parmi les fucus, les roseaux, \\ Linné butinait en silence \\ [230] Cette collection immense \\ Qu‘admire [//sic//] la Suède et la France. C’est là que, trompé par mon œil, \\ J’ai pris le thon pour la sirène, \\ La baleine pour un écueil, \\ [235] Et l’écueil pour une baleine. Là, j’ai vu des volcans éteints, \\ D’autres bouillant comme une soupe, \\ D’autres soutenant sur leur croupe \\ Des Alpes et des Apennins, \\ [240] Jadis à la place des nôtres, \\ Qui sans doute iront à leur tour \\ Visiter l’humide séjour, \\ Et puis céder leur place à d’autres. Avant ces hardis mouvemens, \\ [245] Pagès[(Il semble s’agir de [[pagesvixouze|François-Xavier Pagès de Vixouse]] (1745-1802).)] fera bien des romans, \\ Et la guerre bien des ravages; \\ Plus d’un Rapinat déhonté[(À la veille du Consulat, le commissaire des guerres Jean-Jacques Rapinat fut violemment mis en cause pour sa gestion des impôts imposés à la République hélvétique, alors envahie par les troupes révolutionnaires. Attaqué pour sa voracité par les écrivains locaux (Philippe-Sirice Bridel lui décocha l’épigramme "Le bon Suisse qu'on assassine / Voudrait, au moins, qu'on décidât / Si Rapinat vient de rapine / Ou rapine de Rapinat"), Rapinat fut accusé en 1799 d’avoir couvert le détournement d'une partie des seize millions de livres ainsi rassemblées, dans le cadre d’une campagne contre son beau-frère Jean François Reubell, figure clé du Directoire, que ce scandale força à la retraite.)], \\ Plus d’un satrape insatiable, \\ Et plus d’un ministre vanté \\ [250] Auront rendu leur âme au diable ; \\ Plus d’un grand nom aura péri \\ Et plus d’un grand fleuve tari. C’est par ces étonnans échanges \\ Qu’où paissaient jadis les troupeaux, \\ [255] Voguent aujourd’hui les vaisseaux, \\ Et que se formaient les coraux \\ Où l’on voit croître les oranges. Mais quittons ces mouvans tableaux, \\ Et revenons voir nos ruisseaux ; \\ [260] Non pas ceux dont les rimes fades \\ De tant de peintres langoureux \\ Ont fait déserter les Naïades \\ Pour les rendre aussi tristes qu’eux. Mais ceux qui, simples dans leur source, \\ [265] Peuvent fixer les voyageurs ; \\ Que bordent des tapis de fleurs, \\ De leur embouchure à leur source ; \\ Ou ceux encore plus précieux, \\ Et dont les vertus efficaces \\ [270] Rendent la paix à nos gouteux, \\ Ainsi que l’embonpoint aux grâces. C’est là que viennent tous les ans \\ Les libertins et les gourmans \\ Expier par des sacrifices, \\ [275] Leurs jeux, leurs amours, leurs délices. Mais laissons là ces malheureux, \\ Et qu’un régime diététique \\ Nous sauve de ces maux affreux. Voyez ce site romantique, \\ [280] Où le peintre assis sur des fleurs, \\ Apprend le grand art des couleurs. Le poëte mélancolique, \\ Le front appuyé sur la main, \\ Cherche une rime pindarique, \\ [285] Qu’il ne saisira que demain. Le sage aime cette demeure, \\ Ses jours s’y passent comme une heure ; \\ Et vous, d’un œil observateur, \\ Vous y contemplez le grand œuvre \\ [290] Et les bienfaits du créateur. Sur cette grande architecture, \\ S’empreint dieu, l‘homme et la nature, \\ Qui, tantôt égayant ses traits, \\ Et tantôt dédaignant les grâces, \\ [295] Du vieux chaos offre les traces, \\ Ou reprend ses jeunes attraits. Sous ces vieux ossemens du monde, \\ S'ouvrit une plaine féconde ; \\ Là le printemps, là les hivers. [300] Salut, terrible Montanvers, \\ Salut à vos masses énormes, \\ A vos prismes éblouissans, \\ A l’élégance de vos formes, \\ A vos vallons retentissans. [305] Je vous admire, et je frissonne \\ De froid, de peur et de plaisir ; \\ Je vous consacre mon loisir \\ Et vous présente ma couronne. Mais enfin, ne badinons pas ; \\ [310] Et n’allons pas en téméraire \\ Sur cette côte solitaire, \\ Nous mettre dans un mauvais cas ; \\ Il ne faudrait qu’un seul faux pas \\ Pour rouler au fond de l’ornière. [315] Un grain est un petit fardeau, \\ Mais la chute augmente sa masse ; \\ En roulant, il prend, il amasse \\ La neige ; et sous son poids nouveau, \\ En bondissant de roche en roche, \\ [320] Emporte tout ce qu’il accroche. Or donc, en tombant comme lui, \\ Avant de trouver quelqu’appui, \\ Nous aurions plus d’une taloche. Ainsi suivi des médecins, \\ [325] Le mal, comme un autre Encelade, \\ Grossit, grossit, tant qu’à la fin \\ Il vous emporte le malade. O France! ô jours pleins de douleurs ! \\ Le gendre d’un banquier d’Espagne, \\ [330] Et six escadrons d’orateurs, \\ Qu’un diable d’enfer accompagne, \\ Renversent la sainte montagne. \\ Frères-amis, versez des pleurs, \\ Et retournez à votre bagne[(Nouvelle allusion politique. Là où Delille dénonce la Terreur, le parodiste fait mine de déplorer sa fin. Le 9 thermidor, Tallien, gendre du fondateur de la banque d'Espagne François Cabarrus, fut l'un des artisans de la chute de Robespierre et ainsi, de la défaite de la Montagne, ou aile gauche de la Convention. Malgré le concours qu'ils avaient apporté à ce dénouement, les montagnards Collot d'Herbois et Billaud-Varenne furent en effet déportés à Cayenne en 1794, d'où la mention de "frères-amis […] au bagne".)]. [335] Nous, nous allons à Chantilly, \\ Faire encor un petit voyage ; \\ Nous verrons Meudon et Marly, \\ Saint-Cloud, Neuilly, Poissy, Passy, \\ Et peut-être à notre passage \\ [340] Ferons-nous halte à Tivoly[(Parc parisien, chanté par Delille dans //Les Jardins//.)]. Là, sous un dôme de verdure, \\ Une douzaine de buveurs, \\ Enfans gâtés de la nature, \\ En couvrant leur coupe de fleurs, \\ [345] La font circuler à la ronde ; \\ Et dans ces paisibles abris, \\ Oublient les grandeurs du monde, \\ Et les sottises de Paris. Mais en dépeçant son éclanche, \\ [350] L’un aperçoit de la pervenche. \\ De la pervenche, juste Dieu ! \\ Venez, venez, mon cher Jussieu. \\ – Eh bien ! qu’est-ce ? – De la pervenche ! \\ De la pervenche ! cher Rousseau ! \\ [355] O bonheur ! grâce inespérée ! \\ Ah! la pervenche est ignorée \\ Chez les Robert et les Méo. \\ Chantons Flore, chantons Cybèle, \\ Jamais je n’en vis de si belle. \\ [360] Nos discours sont de tous les temps, \\ Fêtons Bacchus et le printemps. Et voilà la troupe joyeuse \\ Qui se disperse dans le champ, \\ Pour y recueillir le chiendent, \\ [365] Plante féconde et populeuse, \\ Plaçant, mariant avec art, \\ L’agaric et le nénuphar, \\ Plante terrible et salutaire, \\ Qu’on fuit, qu’on abhorre à Cythère ; \\ [370] On joint à la collection \\ Le silex, l’ours, le hérisson, \\ Le mouton, la caille et la grue, \\ L’amiante, le zinc, la tortue, \\ L’anguille et la corne d’ammon, \\ [375] Le rat, le singe et la laitue, \\ Le sel, le soufre et le héron. Chacun au cabinet du sage \\ Trouvera son compartiment ; \\ Ils seront son amusement, \\ [380] Ses plaisirs, son unique ouvrage ; \\ Plaisir louable assurément, \\ Et qui ne cause aucun dommage. \\ A cette curiosité \\ Il faudrait joindre l’analyse, \\ [385] L’histoire, la propriété ; \\ Mais s’il faut que je vous le dise, \\ Mon vers trop court pour le sujet, \\ Sèche et périt sur la matière ; \\ Ainsi, je vais changer d’objet : \\ [390] Approuvez, sifflez mon projet, \\ Je m’en bats l’œil et la croupière[(Le derrière.)](nbsp); \\ Chacun de nous fait ce qu’il peut, \\ Et n’est pas en verve qui veut. J’aime l’histoire naturelle, \\ [395] Mais non pas l’histoire des morts ; \\ Et que ferais-je de ces corps \\ Privés de vie et de ressorts ? \\ Jouissance triste et cruelle, \\ Rare et sublime invention, \\ [400] Digne de Pline et de Buffon ; \\ Mais qui, pour un homme sensible, \\ A je ne sais quoi de pénible \\ Qui nuit à l’admiration. Passe encor pour ce chien fidèle, \\ [405] J’aime à me rappeler son zèle ; \\ Qu’un simple et petit monument \\ Consacre à jamais la mémoire \\ De ce héros du sentiment. Je vous fais grâce de l’histoire \\ [410] De ma chère et douce raton. \\ A l’innocence d’un mouton, \\ Elle unissait cette finesse, \\ Ce tact, cette délicatesse, \\ Qu’a toute chatte du bon ton, \\ [415] Lorsqu'elle vit chez la noblesse. Souvent jouant l’air endormi, \\ Elle attendait cet ennemi, \\ Animal sot et téméraire, \\ Qui dévore indifféremment \\ [420] Mon Tacite et mon vieux Homère, \\ Et les Homère d’à-présent. Ou s’asseyant sur mon volume, \\ Dérangeait par ses bonds divers, \\ Tantôt ma main, tantôt ma plume, \\ [425] Et troublait l'ordre de ces vers[(//Id.//, p.(nbsp)59-82 (nous intégrons les errata indiqués dans le volume original).)]. Vers concernés : [[chant3#v001|chant 3, vers 1-650]] ===== Tableau de concordance ===== //L'Homme des bois// suit fidèlement l'ordre du texte de Delille, tout en le condensant. La **réduction** la plus importante est très localisée(nbsp): elle affecte la description des collections, que l'auteur anonyme ramène à une trentaine de vers, contre plus de cent cinquante alexandrins dans l'original. \\ \\ ^ MOTIFS TRAITÉS | **HOMME DES CHAMPS** | **HOMME DES BOIS** | ^ Préambule | v. 1-20 | v. 1-17 | ^ Promesse de jouissance (« Vous donc… ») | v. 21-28 | v. 18-25 | ^ Invitation à observer la nature en naturaliste | v. 29-46 | v. 26-43 | ^ Théorie du déluge | v.47-86 | v. 44-70 | ^ Mouvement des eaux | v. 87-132 | v. 71-114 | ^ Volcanisme et désastre d’Herculanum | v. 133-174 | v. 115-165 | ^ Hommage à Buffon | v. 175-184 | v. 166-174 | ^ L’Auvergne, les montagnes et le grain de sable | v. 185-220 | v. 175-205 | ^ La mer | v. 221-268 | v. 206-257 | ^ Ruisseaux et eaux thermales | v. 279-298 | v. 258-278 | ^ Panoramas "romantiques" | v. 299-354 | v. 279-308 | ^ Avalanches | v. 355-375 | v. 309-327 | ^ Déploration de la Révolution | v. 376-378 | v. 328-334 | ^ Courses botaniques | v. 379-464 | v. 335-365 | ^ Création d’une collection d’histoire naturelle | v. 465-620 | v. 366-393 | ^ Place de la taxidermie et hommage à Raton | v. 621-650 | v. 394-425 | ===== Les outils du parodiste ===== **Maintien de vers repères** Comme toute parodie efficace, //L'Homme des bois// (HDB) suppose que son lecteur se souvienne bien de //L'Homme des champs// (HDC). Si l'auteur facilite ce jeu de mémoire en suivant l'ordre de l'original, il a aussi soin de **mimer étroitement certains vers clés**, en conservant souvent leurs rimes. On notera par exemple(nbsp): * "Besoin n’est d’un //double génie//" (HDB, 41) pour "Vous n’aurez point recours à ce //double génie//" (HDC, 43). * "Ce sont des //mystères profonds// / Que connaissent tous les bouffons" (HDB, 42-43) pour "Pour vous développer ces //mystères profonds//, / Venez, le vrai génie est celui des Buffons" (HDC, 45-46). * "Bornez-vous aux //effets constans//" (HDB, 67) pour "Le sage ne voit plus que des //effets constants//" (HDC, 85). * "Là l’œil, //avec étonnement//, / Voit cet immense //monument//" (HDB, 141-142) pour "Contempleront au loin //avec étonnement// / Des hommes et des arts ce profond //monument//" (HDC, 161-162). * "Et dans les mers a tant //coulé//, / Sur les monts il a tant //roulé//" (HDB, 195-196) pour "Combien de temps sur lui l’océan a //coulé// ! / Que de temps dans leur sein les vagues l’ont //roulé// !" (HDC, 209-210), la répétition de "tant" remplaçant celle de "temps". * "//Mais fils du temps, des airs, de l’onde, / Ce grain est l’histoire du monde//" (HDB, 204-205) pour "//Mais, fils du temps, de l’air//, de la terre, et //de l’onde//, / L’histoire de //ce grain est l’histoire du monde//" (HDC, 219-220) * "//Ô mer, ô mer, terrible mer// !" (HDB, 210) pour "//O mer, terrible mer//, quel homme à ton aspect" (HDC, 225) * "Ici mes //pensers sont profonds// / //Comme// tous //ces gouffres sans fonds//" (HDB, 217-218) pour "//Comme// elle à son aspect vos //pensers sont profonds// : / Tantôt vous demandez à //ces gouffres sans fonds//" (HDC, 233-234) * "Qu’//où paissaient// jadis //les troupeaux//, / //Vogu//ent aujourd’hui les //vaisseaux//" (HDB, 254-255) pour "Ainsi l’ancre s’attache //où paissoient les troupeaux//, / Ainsi roulent des chars où //vogu//oient des //vaisseaux//" (HDC, 265-266) * "Voyez ce site //romantique//" (HDB, 279) pour "Quels sublimes aspects ! quels tableaux //romantiques// !" (HDC, 304) * "Là //le printemps//, là //les hivers//. / //Salut, terrible Montanvers//" (HDB, 299-300) pour "A leur pied //le printemps//, sur leurs fronts //les hivers//. / //Salut//, pompeux Jura, //terrible Montanverts//" (HDC, 341-342). * "De //la pervenche, juste Dieu// !" (HDB, 351) "//La pervenche, grand Dieu// ! la pervenche ! […]" (HDC, 441). * "//Chantons Flore, chantons Cybèle//, / Jamais je n’en vis de si //belle//" (HDB, 358-359) pour "On fête, //on chante Flore// et l’antique //Cybèle//, / Éternellement jeune, éternellement //belle//" (HDC, 455-456). * "Passe encor pour ce //chien fidèle//, / J’aime à me rappeler //son zèle//" (HDB, 404-405) pour "Mais si quelque oiseau cher, un //chien//, ami //fidèle// / A distrait vos chagrins, vous a marqué //son zèle//" (HDC, 627). * "//Dérangeait// par ses //bonds divers//, / Tantôt ma //main//, tantôt ma //plume//, / Et troublait l'ordre de //ces vers//" (HDB, 423-425) pour "Ou //déranger// gaîment par mille //bonds divers// / Et la //plume// et la //main// qui t’adressa //ces vers//" (HDC, 649-650). **Burlesque et héroï-comique** L'auteur **croise registres et style**. D'un côté, des réalités que Delille peint comme sublimes sont traitées de manière prosaïque, selon un procédé de dégradation typique du **burlesque**. L'avalanche cesse d'être terrible dès lors qu'elle ne risque plus que de pousser le voyageur dans une "ornière" (HDB, 314) et de l'exposer dans sa chute à "plus d'une taloche" (323). Dieu crée le déluge en ouvrant une "écluse" (45), etc. D'un autre côté, inversement, le locuteur de la parodie traite sur un ton élevé des accidents plats ou cocasses, ce qui relève de l'**héroï-comique**. Ainsi, il a "l'âme épouvantée" par un naufrage tout matériel, la perte au fonds des eaux de ses bijoux, son café, ses joujoux et sa perruche (214-216), ou encore, il s'enthousiasme pour le chiendent, qualifié de "Plante féconde et populeuse (365). **Calembour et sexualisation** Le comique est **carnavalesque**. Buffon devient un "bouffon" (HDB, 43 et 166) et les conseils de Delille se font grivois. Quand //L'Homme des champs// invite son lecteur à se former en "sage" aux sciences contemporaines, afin d’accroître par ses "connaissances" les "jouissances" que procure la contemplation de la nature (HDC, 23-24), son imitateur reprend en effet la rime en donnant aux deux derniers mots un sens équivoque (//connaître// une personne prenant le sens de s'unir sexuellement avec elle). Le "mortel aimable, / […] Qui n’aime au monde que les champs, / Et donne le reste au diable"\ aura soin de conserver une maîtresse(nbsp): Munissez-vous d’une compagne \\ Pour satisfaire à vos besoins : \\ Faites-vous quelques connaissances \\ Pour y doubler vos jouissances (HDB, 14-23). **Pseudo-savoirs** Dans la parodie, **la science du poète-savant s'avoue fragile**. Il puise sa géologie dans un almanach (HDB, 27-28), mêle les systèmes de Descartes et Newton (58-59) et surtout, il juge impossible de mettre réellement le savoir en vers. Réduite à l'observation, sa science s'interdit tout approfondissement : A cette curiosité \\ Il faudrait joindre l’analyse, \\ L’histoire, la propriété; \\ Mais s’il faut que je vous le dise, \\ Mon vers trop court pour le sujet, \\ Sèche et périt sur la matière (383-388). **Exaspération de la disparate** La quête de la brièveté renforce l'artifice de nombreuses transitions et suscite des **rapprochements cocasses**, par lesquels l'humoriste cherche à "violer […] les lois du bon sens par des contrastes ridicules[(Id., p. !!xxv!!.)]". C'est le cas lorsque la course botanique s'unit soudain à la constitution du cabinet d'histoire naturelle(nbsp): le locuteur compose un bouquet ou un panier où entrent d'abord le "chiendent" (HDC, 364), puis "L’agaric et le nénuphar" (367) et, par une sorte d'emballement vers l'absurde, Le silex, l’ours, le hérisson, \\ Le mouton, la caille et la grue, \\ L’amiante, le zinc, la tortue, \\ L’anguille et la corne d’ammon, \\ Le rat, le singe et la laitue, \\ Le sel, le soufre et le héron (371-376). Autre exemple de coq-à-l'âne, la pervenche est célébrée, non pour sa beauté ou sa rareté, mais parce qu'elle ne figure pas au menu des Méots (357) – ce que l'original applique à l'humble repas des jeunes botanistes. **Portrait du poète en locuteur malhabile** Les vers 371-376 sont aussi un pastiche des listes présentes dans le texte, et ce n'est pas le seul exemple de **railleries visant directement le style** de Delille. Ailleurs, l'auteur lui prête des rimes fausses, comme espiègles/siècles, mots soulignés par des italiques (HDB, 193-194). Il imite en les outrant ses jeux de rejets, comme dans "En roulant, il prend, il amasse / La neige (317-318). Il tourne par ailleurs certaines expressions ou idées en dérision, en y révélant des **potentialités comiques insoupçonnées**. Ainsi, Linné devient ici un homme-poisson, capable d'herboriser sous la mer(nbsp): C’est là qu’enfoncé sous les eaux \\ Parmi les fucus, les roseaux, \\ Linné bâtissait en silence \\ Cette collection immense […] (227-230) Or l'original indique bien : "avec Linnée enfoncé sous les eaux, / Vous cherchez ces forêts de fucus, de roseaux" (HDC, 237-238)… Même effet, à la fin du texte, lorsque le parodiste note que le spectacle des animaux empaillés "pour un homme sensible, / A je ne sais quoi de pénible / Qui nuit à l’admiration" (HDB, 401-403), mais n'en recommande pas moins de naturaliser chien et chats. Enfin, alors que la préface refuse d'accepter l'idée que le plan manque d'ordre, la fin du chant, telle qu'elle apparaît chez Delille ("Ou déranger gaîment […] / Et la plume et la main qui t’adressa ces vers", HDC 649-650) devient l'aveu d'une **composition dérangée et désordonnée** (le chat a troublé "l'ordre de ces vers", HDB, 425). Et ce manque de cohérence apparaît encore lorsque le poète de la parodie constate qu'il s'est égaré loin des objets annoncés(nbsp): Mais, Muse, que sont devenus \\ Mes conseils, nos champs, nos prairies, \\ Le charme de nos rêveries, \\ Et nos plaisirs trop peu connus ? (133-136) **Limites** Trois **différences** importantes éloignent toutefois l'imitation de sa source. D'une part, le locuteur de //L'Homme des bois// se manifeste beaucoup plus que celui de //L'Homme des champs//(nbsp): le pronom //je// apparaît 13 fois dans la parodie, contre 8 fois dans l'original. D'autre part, la brièveté de l'octosyllabe prive le parodiste des ressources de l'allitération(nbsp): l'harmonie imitative que recherche souvent Delille ne peut guère être mise en scène ici. Enfin, l'auteur anonyme ne propose aucune note, il ne soumet donc pas l'appareil du commentaire à son ironie. ===== Lien externe ===== * Accès au texte numérisé : [[https://books.google.ch/books?id=mKxbAAAAcAAJ&printsec=frontcover&source=gbs_ge_summary_r&cad=0#v=onepage&q&f=false|Google Books]]. ---- Auteur de la page --- //[[hugues.marchal@unibas.ch|Hugues Marchal]] 2017/04/02 20:08// \\ Relecture --- //[[morgane.tironi@stud.unibas.ch|Morgane Tironi]] 2022/08/18 14:59//